Il y a un an, si on m’avait dit que je vivrai ce que je vis actuellement, je ne l’aurai bien évidemment jamais cru. Il y a un an, je signai le bail pour le dojo de la rue Victor Chevreuil. Inutile d’insister sur le plaisir qu’était le mien, bien loin du marasme dans lequel nous sommes beaucoup à être plongés depuis plusieurs mois.
J’avais quitté Paris en 2015 et après quelques temps de réflexion, je décidai de regagner la capitale pour y retrouver des habitudes qui me manquaient et un environnement que je connaissais. De plus, j’étais persuadé de pouvoir y exercer plus facilement mon métier. Il fallait donc trouver un nouveau lieu. Après une longue période de recherches infructueuses, un endroit qui correspondait à mes aspirations m’a été proposé.
La taille modeste de ce local me satisfaisait. Elle me permettait de remettre le pied à l’étrier sans trop de risques (!), avec comme objectif celui de proposer un « dojo familial » dans lequel tout le monde se connaitrait, où la qualité de l’ambiance serait aussi importante que les techniques enseignées et pratiquées.
Placé dans un arrondissement qui m’est familier pour y être presque né, pour y avoir résidé, pour y avoir fait une partie de ma scolarité et pour m’y être occupé de plusieurs dojos, je n’agissais pas en terre inconnue.
C’est donc le 20 mai de l’année dernière qu’une agence immobilière me contactait pour m’informer de la disponibilité de ce local qui rassemblait plusieurs critères favorables. Je l’avais déjà visité juste avant de quitter la capitale, mais au dernier moment, c’est le départ en province qui avait été préféré.
Ensuite tout est allé très vite. Une nouvelle visite pour la forme et nous avons procédé à la signature le 27 mai.
Après un mois de juin de cohabitation entre les anciens locataires et les ouvriers qui effectuaient les travaux nécessaires, le dojo était opérationnel pour l’inauguration prévue le 28 juin. Nous étions en plein cœur de la première canicule de l’été et cela avait provoqué quelques inquiétudes, en l’occurrence au moment de la livraison et de l’installation des tatamis. Les restrictions de circulation dues à la pollution provoquée par les fortes chaleurs avaient été déclenchées. Heureusement le camion de la SFJAM NORIS France possédait le bon sésame pour entrer dans la capitale.
Il n’est pas évident de se relancer à un âge qui flirte avec celui de la retraite et surtout après des années passées à régler des problèmes qui polluent le mental. Bien évidemment, si j’avais su que ce qui m’attendait allait être bien pire que tout ce que j’avais vécu, je me serais abstenu ! Mais ce genre de constat est stérile ! De toutes les façons, vu l’inconsistance de la retraite des indépendants et l’absence d’entraide de la part de ceux qui auraient pu en faire usage, je n’avais pas trop le choix. Et puis,
retrouver des habitudes et des élèves (certains sont aussi des amis) qui ont en commun l’amour d’une certaine forme de ju-jitsu, m’enthousiasmait au plus haut point ; pouvoir partager sa passion est un sacré moteur et une grande chance. .
Ouvrant le dojo en juillet, je ne m’attendais pas à accueillir un nombre considérable d’élèves, les vacances sont les vacances ! Il n’empêche que nous avons fonctionné avec un effectif correct dans lequel se côtoyaient de nouvelles vocations et de fidèles gradés.
De ce fait, le mois de septembre arriva après un bon rodage estival. Les inscriptions affluèrent (de quatre à soixante dix ans), des « anciens » et des nouveaux (agréablement surpris de découvrir une discipline complète techniquement et surtout accessible) ont rapidement animé ce nouveau dojo. Octobre prit la suite de la même manière jusqu’aux vacances de la Toussaint. Novembre s’est déroulé correctement, mais les choses ont commencé à se compliquer au début du mois de décembre avec une grève des transports d’une durée inédite dans notre pays. Deux mois de trafic très perturbé, parfois paralysé, forcément la fréquentation des cours adultes s’en est ressentie. Ensuite, il a fallu faire avec le calme traditionnel des vacances de février.
Au milieu de tout cela, je n’oublie le pot de fin d’année, un lundi de décembre ; un moment chaleureux, qui pour cause de grève n’a pas rassemblé autant d’élèves qu’il aurait du.
J’attendais donc avec impatience le mois de mars. Ce mois qui fête la renaissance de la nature est souvent propice à de nouvelles vocations dans le domaine des activités physiques de toutes sortes.
Mais le 16 mars, c’est un véritable coup de tonnerre qui s’est abattu sur notre pays avec, pour cause de virus envahissant, une fermeture aussi imprévisible que brutale, aussi inédite que cataclysmique et un confinement que nous n’avions jamais connu et surtout jamais envisagé. Les conséquences allaient tout de suite se révéler catastrophiques.
Comme indiqué dans mon précédent message, après plus de trois mois maintenant d’une totale inactivité et surtout avec une forte incertitude quant à une date de reprise des activités dites de « contact », c’est imposée à moi l’obligation de mettre un terme à l’exploitation de dojo. J’ai d’ailleurs appris depuis l’envoi de cette correspondance, que d’autres venaient de subir le même sort et qu’ils n’étaient malheureusement pas les derniers. Cela ne me console guère. Les dojos privés, situés dans des grandes villes comme Paris, avec des loyers très importants sont fatalement les premières victimes. Et puis, le notre n’avait que quelques mois d’existence, il prenait tout juste son envol. Comme en aviation, le « décollage » est un moment délicat, parfois dangereux, la preuve.
En plus de l’aspect purement matériel, pour ceux dont c’est un métier à plein temps et par conséquent l’unique source de revenu, se greffe un important aspect phycologique. N’est-ce pas la mise au rebut de nos disciplines ? Ce n’est pas simplement mon métier qui est attaqué, ce qui en soi est déjà d’une terrible gravité, mais c’est aussi un art, une science. Imaginons la disparition de la peinture, de la musique, de la sculpture et de quelques savoirs !
Juste avant cet horrible confinement moyenâgeux, en plus d’un indispensable esprit combatif, j’étais animé aussi par des pensées un peu plus légères. Le calendrier avait été consulté pour commencer à établir le planning des « ponts » du mois de mai, afin d’envisager quelques jours de repos bien mérités et surtout pour arrêter la date à laquelle nous pourrions fêter le premier anniversaire de ce dojo. Aurais-je pu imaginer un seul instant être obligé de rendre les clefs à peine un an après les avoir reçues ? Même si au regard des évènements cette absence d’anniversaire peut paraitre dérisoire, il y a des traditions et des symboles qui se respectent. D’ailleurs, si nous avions pu nous retrouver avec les élèves le temps d’une soirée, cela aurait été la meilleure preuve d’existence de ce club.
Même animé par l’absolue nécessité de faire face et de rebondir, il s’agit d’un coup d’une sévère brutalité et d’un abominable gâchis. Ne plus pouvoir exercer son métier et ne plus transmettre son savoir est terrifiant ! Je n’oublie ni l’espoir ni l’énergie que j’avais placés dans ce projet, ni les débuts prometteurs de ce lieu qui d’emblée avait été apprécié dans le quartier et au-delà !
Je profite de ce moment pour remercier tous ceux qui m’ont témoigné leur soutien avec des messages plus touchants les uns que les autres. Ces messages ont été salvateurs, mais ils me torturent aussi en alimentant encore davantage les inévitables regrets. Ma plus grande fierté, à la lecture de ces témoignages, c’est d’avoir pu satisfaire aussi bien des enfants de quatre ans que des personnes plus âgées qui, comme certaines me l’ont confié, ne pensaient jamais pouvoir remettre les pieds sur un tatami. Le sentiment, manifestement réel, d’avoir été utile et d’être maintenant plongé dans une inutilité que j’espère provisoire, est minant. Mon plus grand regret est d’être dans l’obligation d’arrêter alors que ceux qui fréquentaient ce dojo manifestaient un enthousiasme flagrant. Je ne peux faire refluer un gout amer et beaucoup d’interrogations sur ce terrible évènement, mais aussi sur sa gestion au jour le jour. De même qu’une certaine sensation d’avoir été quelque peu lâché ne me quitte pas vraiment ; non pas par mes élèves, loin de là, mais par les pouvoirs publics et autres organismes de prévoyance.
Quelques jours après avoir adressé une lettre à mes élèves pour leur annoncer la terrible nouvelle, je l’ai mise le 29 mai dernier sur Facebook en « lettre ouverte » et c’est avec une énorme surprise que j’ai constaté, grâce à un compteur que je consulte sur « l’admin » du compte du club, que près de 85 000 personnes on été « touchées » par cet article. Il faut savoir que pour une publication classique, le chiffre se situe entre 1 000 et 2 000.
Là aussi, sont apparus d’innombrables messages d’une extraordinaire gentillesse. Quelques uns m’ont même proposé différentes formes d’aides pour sauver le dojo ; mais face à tant d’incertitude (plus exactement face à la certitude qu’il fallait stopper l’hémorragie) il n’aurait pas été convenable – et tout simplement impossible – de les accepter. D’autres ont commencé à évoquer « l’après », avec des possibilités de collaborations, preuve que l’aventure va pouvoir continuer, tôt ou tard, différente sans doute, mais au travers de laquelle il sera toujours question de ju-jitsu.
Il faudra attendre que les arts martiaux retrouvent une pratique « normale » ; nous ne pouvons faire autrement que de la souhaiter et le plus rapidement possible.
eric@pariset.net